L’innovation chez Thales : Entretien avec Patrice Caine

Le conflit en Ukraine a mis en évidence le rôle majeur que l’innovation technologique peut jouer dans le secteur de la défense. Il a été démontré que l’utilisation de technologies telles que les drones, la cybersécurité, la diffusion à grande vitesse de l’information ou la guerre électronique, ainsi que leurs contre-mesures, est particulièrement cruciale.

Dans cet entretien, Patrice Caine évoque avec Hugues Lavandier, directeur associé senior responsable du pôle de compétences Aérospatial & Défense de McKinsey à l’échelle mondiale et Alexandre Ménard, directeur associé senior coresponsable en France du pôle de compétences Industrie & Technologie, l’importance décisive de l’innovation dans le secteur de la défense. Il revient plus particulièrement sur le rôle de deux technologies majeures, l’intelligence artificielle et le quantique, et sur comment le développement d’une combinaison de compétences scientifiques et numériques est clé pour des technologies adaptées aux besoins des acteurs de défense. Patrice Caine est président-directeur général du groupe Thales depuis décembre 2014 et préside l’Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT) en France depuis décembre 2019.

McKinsey : Thales est une entreprise technologique de premier plan. C’est pourquoi nous aimerions débuter cet échange en évoquant un sujet au cœur de l’actualité : celui de l’intelligence artificielle. L’IA se développe à une vitesse fulgurante et dispose d’un potentiel majeur de refonte de l’économie. Selon vous, quel est et quel sera l’impact de l’IA dans le secteur de la défense ?

Patrice Caine : Le déploiement de l’intelligence artificielle dans le monde de la défense est déjà une réalité et revêt désormais un caractère plus opérationnel que prospectif pour l’industrie. Je vais vous donner deux exemples de technologies où l’IA a déjà un impact très significatif : les capteurs et les systèmes d’aide à la décision.

Évoquons d’abord les capteurs comme les radars ou sonars. Aujourd’hui, le niveau de performance de nos radars nous permet déjà de détecter des objets de très petite taille et de très faible vitesse, à l’instar de munitions rôdeuses ou de drones. Mais il est très difficile et chronophage pour un opérateur humain de les différencier d’autres éléments volants comme les oiseaux. L’introduction de l’IA présente une réelle valeur ajoutée en matière d’interprétation : elle permet de déterminer rapidement et de manière fiable la nature de ces objets et d’identifier ceux qui sont pertinents pour la surveillance aérienne. C’est un avantage extrêmement important pour se protéger de cette menace qui s’est fortement développée ces dernières années. Ces fonctionnalités sont d’ores et déjà présentes dans certains de nos radars.

Un second cas d’usage concerne les systèmes d’aide à la décision dits « Command and Control ». Ces systèmes servent, entre autres, aux préparations de missions, qui sont des opérations très complexes. Si je prends l’exemple d’une mission de reconnaissance aérienne, cette phase implique de décider notamment la trajectoire de vol, l’altitude, la vitesse, le nombre et la configuration des appareils, l’horaire de décollage, et cetera. Il faut résoudre une combinatoire extrêmement complexe pour parvenir à la meilleure décision, celle qui permettra de remplir les objectifs tout en préservant la sécurité des pilotes, et assurer la juste utilisation des ressources. Les algorithmes d’IA ont montré qu’ils avaient une véritable valeur ajoutée pour trouver rapidement le meilleur compromis possible – libre ensuite aux opérateurs d’accepter ou non ce que l’IA propose.

Mais comprenons-nous bien : qu’il s’agisse des capteurs ou des systèmes d’aide à la décision, l’IA ne remet pas en cause les technologies existantes. Son apport, dans certains cas, peut être un véritable game changer, mais elle fonctionne comme un complément à des systèmes qui sont en eux-mêmes très avancés et qui ont fait leurs preuves.

L’intégration de technologies à base d’IA présente néanmoins plusieurs défis, dont celui de l’exportabilité. Il est évidemment exclu, pour des raisons de sécurité, d’exporter un système qui aurait été entraîné avec des données opérationnelles, issues de théâtres réels, car ces dernières ne nous appartiennent pas et sont classées secret-défense. Du reste, il ne serait pas pertinent d’utiliser les mêmes données d’entraînement pour tous les contextes d’emploi : l’interprétation des résultats d’un capteur doit être adaptée, notamment au climat dans lequel ce dernier sera déployé. Pour répondre à ce double défi, nous pré-entraînons nos algorithmes avec des données industrielles et des données synthétiques, tandis que les réglages fins sont réalisés avec des données issues du client final.

Dans le domaine de la défense, plus encore que dans d’autres secteurs de l’économie, la nécessité d’être ancré dans la réalité opérationnelle est cruciale.

Patrice Caine, président-directeur général du groupe Thales

McKinsey : Comment conciliez-vous le temps structurellement long de développement et de mise en œuvre des projets et plateformes de défense avec l’impératif de déploiement rapide d’architectures et de logiciels induit par l’accélération technologique ?

Patrice Caine : Nous procédons par extensions successives, par modules. Prenons l’exemple d’une plateforme telle que le Rafale. Lorsque l’on introduit de l’intelligence artificielle dans un pod de reconnaissance1, nous veillons à impacter le moins possible le système d’armes du Rafale. Nous intégrons cette capacité supplémentaire dans le pod pour apporter de l’aide au pilote sans répercussion sur le reste de la plateforme. Evidemment, cela impose des contraintes de design très fortes en termes d’espace ou de consommation énergétique. À cet égard, il est moins complexe d’intégrer de l’IA sur un navire, par exemple, où il est possible d’embarquer des data hubs destinés à récupérer des informations de bord et à les traiter.

McKinsey : Qu’est-ce qui, selon vous, fait la différence entre les groupes de défense historiques et les grands acteurs technologiques de plus en plus ouverts à l’accueil d’applications de défense ou des start-ups agiles ayant une expérience plus récente des sujets de défense ?

Patrice Caine : Dans le domaine de la défense, plus encore que dans d’autres secteurs de l’économie, la nécessité d’être ancré dans la réalité opérationnelle est cruciale. Quatre éléments clés doivent à mon sens être maîtrisés pour être crédible.

Tout d’abord, pour exploiter le potentiel de l’IA, il faut disposer d’un haut niveau de maîtrise à la fois dans le champ du numérique et dans celui de la physique. Il est en effet clé de connaître la physique sous-jacente aux technologies de défense. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les capteurs. Si je prends un exemple très concret : il me paraît extrêmement compliqué de faire de l’algorithmie sur de l’acoustique sous-marine sans connaître précisément le fonctionnement d’un sonar. Comment une onde acoustique fait-elle résonner une céramique ? Comment cette céramique réagit-elle pour produire, à partir de cette onde acoustique, un signal électrique ? Comment convertir un signal électrique en signal analogique pour en déduire la nature de l’objet détecté ? Pour accroître les performances d’un capteur grâce à l’IA, la seule connaissance du numérique ne suffit pas. C’est la combinaison d’une expertise très pointue en numérique et en sciences physiques qui permet d’y arriver.

Deuxièmement, il est nécessaire de disposer d’une bonne compréhension des concepts d’emploi de la technologie. Dans ce même exemple du sonar sous-marin, il est essentiel de savoir ce qu’un opérateur cherche à détecter, ce qu’il essaie de comprendre quand il est sur le terrain. Il faut une connaissance approfondie de ces besoins pour réussir à conjuguer la théorie avec des réalités opérationnelles diverses et complexes. Un groupe comme Thales bénéficie de dizaines d’années de collaboration étroite avec les armées. C’est un atout considérable pour développer des IA qui leur soient vraiment utiles.

Ensuite, il est primordial d’être capable d’appréhender les enjeux liés à l’embarquabilité. Sur un avion de combat, la puissance de calcul disponible est souvent très limitée par l’espace physique et la puissance électrique. Et il est inenvisageable d’exiger une connexion constante à un cloud, pour des questions de sécurité et de furtivité. À cela s’ajoutent des contraintes de rayonnement électromagnétique ou encore de résistance thermique (les matériels militaires doivent pouvoir fonctionner entre -40°C et +90°C). Ce sont des défis techniques de taille pour les nouveaux entrants et les pure players de la Tech.

Le quatrième point concerne la cybersécurité. Si l’IA apporte une capacité supplémentaire à forte valeur ajoutée, elle représente aussi une source de vulnérabilité avérée, dont il faut pouvoir se prémunir. Quelques pixels modifiés dans une image lors d’une attaque cyber peuvent entraîner des erreurs d’interprétation d’un algorithme d’IA : imaginez que cela aboutisse à identifier un char comme un véhicule civil et les conséquences que cela peut représenter. Grâce à ses 6 000 experts en cybersécurité, un groupe comme Thales a la capacité de protéger ses IA contre ces attaques. Mais peu d’entreprises dans le monde ont ce type de moyens à leur disposition.

Combiner sciences physiques et sciences numériques, disposer d’une bonne connaissance des concepts d’emploi de la technologie, maîtriser les contraintes de l’embarquabilité, être en capacité de se prémunir contre des attaques cyber… le nombre d’acteurs crédibles pour répondre à ces quatre enjeux simultanément est très faible. En la matière, les grands groupes historiques comme Thales disposent d’une longueur d’avance.

Ce que je dis est un peu moins vrai concernant les systèmes d’aide à la décision, qui relèvent moins du domaine de la physique que du logiciel. Les barrières à l’entrée sont donc un peu moins hautes. Pour autant, un système de ce type compte entre 10 et 20 millions de lignes de code. Il faut d’abord être capable de maîtriser le fonctionnement d’un logiciel gigantesque, avant de pouvoir envisager d’y intégrer de l’IA.

Pour exploiter le potentiel de l’IA, il faut disposer d’un haut niveau de maîtrise à la fois dans le champ du numérique et dans celui de la physique.

Patrice Caine, président-directeur général du groupe Thales

McKinsey : On parle souvent de leadership dans les sujets de défense. Quel est le rôle, non seulement de l’IA mais de l’innovation en général, en matière de leadership pour les acteurs de la défense ? Plus concrètement, qu’est-ce qui va permettre aux acteurs technologiques de défense européens de garder leur position de leaders ? Et qu’est-ce qui va faire une différence ?

Patrice Caine : J’ai la conviction qu’après plusieurs années durant lesquelles l’attention s’est beaucoup portée sur le numérique, dans les prochaines décennies, l’innovation de rupture sera tirée par les sciences physiques. Si j’en reviens à l’IA : il ne faut pas oublier que les LLM ne peuvent être entraînés qu’avec des données et de la connaissance existante. Or, comment peut-on créer quelque chose de réellement révolutionnaire sur la base de l’existant ? A l’inverse, dans le domaine de la physique, nous identifions des disruptions majeures à venir. Je vois la revanche des sciences physiques sur les sciences du numérique et, en la matière, le quantique constitue la prochaine grande révolution. La première révolution quantique a été un bouleversement même si celui-ci n’est pas forcément bien connu du public. C’est cette révolution qui a permis de mettre au point les horloges atomiques dont est issu le GPS, ou encore les lasers, les IRM, les transistors... La seconde révolution va nous faire franchir un pas supplémentaire par l’apprivoisement de particularités extrêmement déroutantes de la matière au niveau élémentaire.

McKinsey : Vous parlez de révolution quantique. Comment se matérialise-t-elle dans le secteur de la défense ? Quels sont les cas d’usage les plus prometteurs et à quelle échéance les entrevoyez-vous ?

Patrice Caine : D’abord je voudrais préciser que je ne parle pas de la mise au point de l’ordinateur quantique. C’est une course dans laquelle Thales ne s’est pas engagé, la construction de calculateurs ne faisant pas partie de nos activités. Du reste, nul ne sait quand cette quête aboutira. En revanche, nous travaillons sur d’autres domaines, dont on est davantage certain qu’ils vont donner lieu à des technologies viables et industrialisables à moyen terme.

En particulier, la seconde révolution quantique va nous donner accès à des performances radicalement plus élevées dans le domaine des capteurs : on ne parle pas d’amélioration incrémentale mais bien d’amélioration d’un facteur 100 à 1 000. Les technologies concernées existent et ont fait leurs preuves, l’enjeu est aujourd’hui de les faire migrer du prototype au stade industriel puis de construire les modèles économiques.

Par exemple, les capteurs quantiques pourraient avoir un impact majeur sur les centrales inertielles2. Aujourd’hui, sans recalibrage, les plus performantes d’entre elles dérivent d’environ un kilomètre sur un trajet entre Paris et la côte Est des États-Unis. Avec une centrale inertielle à atomes froids, basée sur les technologies quantiques, on passe d’une échelle kilométrique à une échelle métrique, soit une amélioration d’un facteur 1 000. C’est intéressant pour l’aviation civile, mais c’est surtout d’un intérêt majeur pour le secteur de la défense. Dans le cas d’un sous-marin nucléaire par exemple, un tel système permettra d’éviter d’avoir à remonter à la surface pour opérer des recalibrations – un avantage opérationnel majeur ! Je suis donc intimement convaincu que les premiers cas d’usage seront plutôt tirés par le secteur de la défense.

Prenons un autre exemple : celui des SQUID et des SQIF3. Ces technologies permettent de décorréler la taille des antennes de la fréquence du signal à transmettre ou à recevoir. L’impact potentiel est énorme pour l’univers de la défense. Aujourd’hui, pour communiquer en très basse fréquence (notamment avec les sous-marins) il faut utiliser des antennes de plusieurs centaines de mètres de long. Avec ces nouveaux dispositifs, des antennes de la taille d’un ongle pourront remplir la même fonction. Vous imaginez les avantages, en termes de furtivité notamment.

Je vois la revanche des sciences physiques sur les sciences du numérique et, en la matière, le quantique constitue la prochaine grande révolution.

Patrice Caine, président-directeur général du groupe Thales

McKinsey : Dans cette nouvelle ère, les talents sont essentiels, que ce soient des ingénieurs ou des talents tech. Quelle est l’implication de ces innovations technologiques en termes d’acquisition de talents ? Nous avons mis en évidence dans l’un de nos récents articles4The talent gap: The value at stake for global aerospace and defense”, McKinsey, 17 juillet 2025. les défis rencontrés par les acteurs européens face à la pénurie de travailleurs qualifiés sur un marché du travail très concurrentiel, faisant de l’attraction et de la rétention des talents un défi majeur. Comment Thales rivalise-t-il avec les grands acteurs de la technologie pour attirer les talents ?

Patrice Caine : En matière de talents, Thales a l’avantage indéniable d’être une marque forte, avec des projets passionnants pour des jeunes ingénieurs sur l’ensemble de ses verticales. En outre, nous combinons un haut niveau d’expertise avec une utilité sociétale concrète. Les passionnés d’aéronautique qui nous rejoignent ont par exemple la possibilité de contribuer à l’amélioration de la performance environnementale des avions. D’autres viennent vers nous parce qu’ils veulent participer à la protection de la souveraineté de leur pays ou pour aider à lutter contre la cybercriminalité par exemple.

Un autre de nos points forts est l’opportunité offerte à nos talents de pouvoir changer de discipline ou de domaine de compétences au cours de leur carrière : passer, par exemple, du monde de la défense à celui de l’aéronautique, du spatial à la cyber et cetera. Nos collaborateurs peuvent aussi changer de discipline technique : passer des sciences physiques aux sciences numériques, ou combiner les deux. Dans les faits, beaucoup d’entre eux deviennent tellement passionnés de leur domaine qu’ils ne souhaitent pas si souvent en changer.

Notre positionnement nous offre aussi l’avantage de travailler sur des cycles longs et de lisser les éventuels à-coups liés à une augmentation ou à une baisse d’activité, ce qui nous permet de fidéliser et d’éviter de perdre des compétences.

Pour autant nous restons très attentifs à ce sujet. Continuer à autant des talents qualifiés dans la durée est un enjeu majeur, car ils constituent la principale ressource de notre groupe.

McKinsey : En matière d’attraction et de rétention des talents, on constate que les nouvelles générations accordent davantage d’attention aux dimensions environnementale et sociétale, plaçant le sens au cœur de leur projet de carrière. Comment répondez-vous à cette attente ?

Patrice Caine : Quand j’ai rejoint Thales il y a 22 ans, les questions environnementales ou d’éthique étaient moins au cœur du processus de recrutement. Les jeunes talents sont beaucoup plus attentifs aujourd’hui aux finalités sociétales de notre activité. Cela nous a conduit à penser et à formuler différemment notre rôle. Nous l’exprimons aujourd’hui selon une triple ambition : contribuer à rendre le monde plus sûr, plus respectueux de l’environnement et plus inclusif. Tout ce que nous faisons concourt au moins à l’un de ces objectifs.

Nos activités de défense, de sécurité, ou de cybersécurité permettent à nos clients de protéger leurs populations, leurs institutions, leurs infrastructures physiques et digitales. On ne le sait pas toujours, mais Thales est aujourd’hui l’un des plus grands acteurs mondiaux en matière de sécurité des applications et des données numériques.

Dans l’aéronautique, nous contribuons aux efforts de décarbonation du secteur, notamment par l’optimisation des trajectoires de vol.

Enfin, en participant activement à la lutte contre la fracture numérique, nous contribuons à construire un monde plus inclusif. Nous avons mis au point par exemple le satellite SATRIA qui permet de connecter à internet les 13 000 îles indonésiennes à un coût abordable. Nous contribuons également à doter l’ensemble des êtres humains sur la planète d’une identité légale sécurisée, condition pour pouvoir voter, voyager, ou accéder à des services sociaux.

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